Ultima verba
Victor Hugo (1802-1885)
... Quand même grandirait l'abjection publique
À ce point
d'adorer l'exécrable trompeur ;
Quand même l'Angleterre et même
l'Amérique
Diraient à l'exilé : - Va-t'en ! nous avons peur !
Quand
même nous serions comme la feuille morte,
Quand, pour plaire à César, on nous
renîrait tous ;
Quand le proscrit devrait s'enfuir de porte en porte,
Aux
hommes déchiré comme un haillon aux clous ;
Quand le désert, où Dieu
contre l'homme proteste,
Bannirait les bannis, chasserait les chassés
;
Quand même, infâme aussi, lâche comme le reste,
Le tombeau jetterait
dehors les trépassés ;
Je ne fléchirai pas ! Sans plainte dans la
bouche,
Calme, le deuil au coeur, dédaignant le troupeau,
Je vous
embrasserai dans mon exil farouche,
Patrie, ô mon autel ! Liberté, mon
drapeau !
Mes nobles compagnons, je garde votre culte ;
Bannis, la
République est là qui nous unit.
J'attacherai la gloire à tout ce qu'on
insulte ;
Je jetterai l'opprobre à tout ce qu'on bénit !
Je serai, sous
le sac de cendre qui me couvre,
La voix qui dit : malheur ! la bouche qui dit
: non !
Tandis que tes valets te montreront ton Louvre,
Moi, je te
montrerai, César, ton cabanon.
Devant les trahisons et les têtes
courbées,
Je croiserai les bras, indigné, mais serein.
Sombre fidélité
pour les choses tombées,
Sois ma force et ma joie et mon pilier d'airain
!
Oui, tant qu'il sera là, qu'on cède ou qu'on persiste,
Ô France !
France aimée et qu'on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et
triste,
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours !
Je ne reverrai pas
ta rive qui nous tente,
France ! hors le devoir, hélas ! j'oublierai
tout.
Parmi les éprouvés je planterai ma tente :
Je resterai proscrit,
voulant rester debout.
J'accepte l'âpre exil, n'eût-il ni fin ni
terme,
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu'un a plié qu'on
aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s'en vont qui devraient
demeurer.
Si l'on n'est plus que mille, eh bien, j'en suis ! Si
même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S'il en demeure
dix, je serai le dixième ;
Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là !