Pluie
Théophile Gautier (1811-1872)
Ce
nuage est bien noir : - sur le ciel il se roule,
Comme sur les galets de
la côte une houle.
L'ouragan l'éperonne, il s'avance à
grands pas.
- À le voir ainsi fait, on dirait, n'est-ce pas ?
Un
beau cheval arabe, à la crinière brune,
Qui court et fait voler
les sables de la dune.
Je crois qu'il va pleuvoir : - la bise ouvre ses flancs,
Et
par la déchirure il sort des éclairs blancs.
Rentrons. - Au
bord des toits la frêle girouette
D'une minute à l'autre en
grinçant pirouette,
Le martinet, sentant l'orage, près du sol
Afin
de l'éviter rabat son léger vol ;
- Des arbres du jardin les
cimes tremblent toutes.
La pluie ! - Oh ! voyez donc comme les larges gouttes
Glissent
de feuille en feuille et passent à travers
La tonnelle fleurie et
les frais arceaux verts !
Des marches du perron en longues cascatelles,
Voyez
comme l'eau tombe, et de blanches dentelles
Borde les frontons gris ! - Dans
les chemins sablés,
Les ruisseaux en torrents subitement gonflés
Avec
leurs flots boueux mêlés de coquillages
Entraînent sans
piété les fleurs et les feuillages ;
Tout est perdu : - Jasmins
aux pétales nacrés,
Belles-de-nuit fuyant l'astre aux rayons
dorés,
Volubilis chargés de cloches et de vrilles,
Roses
de tous pays et de toutes famines,
Douces filles de Juin, frais et riant
trésor !
La mouche que l'orage arrête en son essor,
Le faucheux
aux longs pieds et la fourmi se noient
Dans cet autre océan dont les
vagues tournoient.
- Que faire de soi-même et du temps, quand il pleut
Comme
pour un nouveau déluge, et qu'on ne peut
Aller voir ses amis et qu'il
faut qu'on demeure ?
Les uns prennent un livre en main afin que l'heure
Hâte
son pas boiteux, et dans l'éternité
Plonge sans peser trop
sur leur oisiveté ;
Les autres gravements font de la politique,
Sur
l'ouvrage du jour exercent leur critique ;
Ceux-ci causent entre eux de chiens
et de chevaux,
De femmes à la mode et d'opéras nouveaux ;
Ceux-là
du coin de l'œil se mirent dans la glace,
Débitent des fadeurs, des
bons mots à la glace,
Ou, du binocle armés, regardent un tableau.
-
Moi, j'écoute le son de l'eau tombant dans l'eau.