Oh ! qui que vous soyez, jeune ou vieux, riche ou sage
Victor Hugo (1802-1885)
Oh ! qui que vous soyez, jeune ou vieux, riche ou sage,
Si jamais vous
n'avez épié le passage,
Le soir, d'un pas léger, d'un pas mélodieux,
D'un voile blanc qui glisse et fuit dans les ténèbres,
Et, comme un
météore au sein des nuits funèbres,
Vous laisse dans le coeur un sillon
radieux ;
Si vous ne connaissez que pour l'entendre dire
Au poète
amoureux qui chante et qui soupire,
Ce suprême bonheur qui fait nos jours
dorés,
De posséder un coeur sans réserve et sans voiles,
De n'avoir pour
flambeaux, de n'avoir pour étoiles,
De n'avoir pour soleils que deux yeux
adorés ;
Si vous n'avez jamais attendu, morne et sombre,
Sous les
vitres d'un bal qui rayonne dans l'ombre,
L'heure où pour le départ les
portes s'ouvriront,
Pour voir votre beauté, comme un éclair qui brille,
Rose avec des yeux bleus et toute jeune fille,
Passer dans la lumière
avec des fleurs au front ;
Si vous n'avez jamais senti la frénésie
De
voir la main qu'on veut par d'autres mains choisie,
De voir le coeur aimé
battre sur d'autres coeurs ;
Si vous n'avez jamais vu d'un oeil de colère
La valse impure, au vol lascif et circulaire,
Effeuiller en courant les
femmes et les fleurs ;
Si jamais vous n'avez descendu les collines,
Le coeur tout débordant d'émotions divines ;
Si jamais vous n'avez le
soir, sous les tilleuls,
Tandis qu'au ciel luisaient des étoiles sans
nombre,
Aspiré, couple heureux, la volupté de l'ombre,
Cachés, et vous
parlant tout bas, quoique tout seuls ;
Si jamais une main n'a fait
trembler la vôtre ;
Si jamais ce seul mot qu'on dit l'un après l'autre,
JE T'AIME ! n'a rempli votre âme tout un jour ;
Si jamais vous n'avez
pris en pitié les trônes
En songeant qu'on cherchait les sceptres, les
couronnes,
Et la gloire, et l'empire, et qu'on avait l'amour !
La
nuit, quand la veilleuse agonise dans l'urne,
Quand Paris, enfoui sous la
brume nocturne
Avec la tour saxonne et l'église des Goths,
Laisse sans
les compter passer les heures noires
Qui, douze fois, semant les rêves
illusoires,
S'envolent des clochers par groupes inégaux ;
Si jamais
vous n'avez, à l'heure où tout sommeille,
Tandis qu'elle dormait, oublieuse
et vermeille,
Pleuré comme un enfant à force de souffrir,
Crié cent fois
son nom du soir jusqu'à l'aurore,
Et cru qu'elle viendrait en l'appelant
encore,
Et maudit votre mère, et désiré mourir ;
Si jamais vous
n'avez senti que d'une femme
Le regard dans votre âme allumait une autre
âme,
Que vous étiez charmé, qu'un ciel s'était ouvert,
Et que pour cette
enfant, qui de vos pleurs se joue,
Il vous serait bien doux d'expirer sur la
roue ; ...
Vous n'avez point aimé, vous n'avez point souffert !