Nous verrons
François-René de Châteaubriand (1768-1848)
Le passé n'est rien dans la vie,
Et le présent est moins encor :
C'est à
l'avenir qu'on se fie
Pour nous donner joie et trésor.
Tout mortel dans
ses vœux devance
Cet avenir où nous courons ;
Le bonheur est en
espérance,
On vit, en disant : Nous verrons.
Mais cet avenir plein de
charmes,
Qu'est-il lorsqu'il est arrivé ?
C'est le présent qui de nos
larmes
Matin et soir est abreuvé !
Aussitôt que s'ouvre la
scène
Qu'avec ardeur nous désirons,
On bâille, on la regarde à
peine ;
On voit, en disant : Nous verrons.
Ce vieillard penche vers la
terre ;
Il touche à ses derniers instants :
Y pense-t-il ? Non ; il
espère
Vivre encor soixante et dix ans.
Un docteur, fort
d'expérience,
Veut lui prouver que nous mourons :
Le vieillard rit de la
sentence,
Et meurt en disant : Nous verrons.
Valère et Damis n'ont
qu'une âme ;
C'est le modèle des amis.
Valère en un malheur réclame
La
bourse et les soins de Damis :
« Je viens à vous, ami sincère,
Ou ce soir
au fond des prisons...
— Quoi ! ce soir même ? — Oui ! — Cher
Valère,
Revenez demain : Nous verrons. »
Gare ! faites place aux
carrosses
Où s'enfle l'orgueilleux manant
Qui jadis conduisait deux
rosses
À trente sous, pour le passant.
Le peuple écrasé par la
roue
Maudit l'enfant des Porcherons ;
Moi, du prince évitant la
boue,
Je me range, et dis : Nous verrons.
Nous verrons est un mot
magique
Qui sert dans tous les cas fâcheux :
Nous verrons, dit le
politique ;
Nous verrons, dit le malheureux.
Les grands hommes de nos
gazettes,
Les rois du jour, les fanfarons,
Les faux amis et les
coquettes,
Tout cela vous dit : Nous verrons.