Le voyage
Charles Baudelaire (1821-1867)
I
Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,
L'univers est égal
à son vaste appétit.
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes
!
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !
Un matin nous partons,
le cerveau plein de flamme,
Le coeur gros de rancune et de désirs
amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini
sur le fini des mers :
Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme
;
D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues
noyés dans les yeux d'une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux
parfums.
Pour n'être pas changés en bêtes, ils s'enivrent
D'espace et
de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les
cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.
Mais les vrais
voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir, coeurs légers,
semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,
Et,
sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !
Ceux-là dont les désirs
ont la forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit le canon,
De
vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l'esprit humain n'a jamais
su le nom !
II
Nous imitons, horreur ! la toupie et la
boule
Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils
La Curiosité
nous tourmente et nous roule,
Comme un Ange cruel qui fouette des
soleils.
Singulière fortune où le but se déplace,
Et, n'étant nulle
part, peut être n'importe où !
Où l'homme, dont jamais l'espérance n'est
lasse,
Pour trouver le repos court toujours comme un fou !
Notre âme
est un trois-mâts cherchant son Icarie ;
Une voix retentit sur le pont : «
Ouvre l'oeil ! »
Une voix de la hune, ardente et folle, crie :
« Amour...
gloire... bonheur ! » Enfer ! c'est un écueil !
Chaque îlot signalé par
l'homme de vigie
Est un Eldorado promis par le Destin ;
L'Imagination qui
dresse son orgie
Ne trouve qu'un récif aux clartés du matin.
Ô le
Pauvre amoureux des pays chimériques !
Faut-il le mettre aux fers, le jeter
à la mer,
Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques
Dont le mirage rend
le gouffre plus amer ?
Tel le vieux vagabond, piétinant dans la
boue,
Rêve, le nez en l'air, de brillants paradis ;
Son oeil ensorcelé
découvre une Capoue
Partout où la chandelle illumine un
taudis.
III
Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous
lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos
riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d'astres et
d'éthers.
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites,
pour égayer l'ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une
toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.
Dites, qu'avez-vous
vu ?
IV
« Nous avons vu des astres
Et des flots ; nous avons vu
des sables aussi ;
Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres,
Nous
nous sommes souvent ennuyés, comme ici.
La gloire du soleil sur la mer
violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans
nos coeurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet
alléchant.
Les plus riches cités, les plus grands paysages,
Jamais ne
contenaient l'attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages.
Et toujours le désir nous rendait soucieux !
- La jouissance ajoute
au désir de la force.
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais,
Cependant que grossit et durcit ton écorce,
Tes branches veulent voir le
soleil de plus près !
Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprès ? - Pourtant nous avons, avec soin,
Cueilli quelques
croquis pour votre album vorace,
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient
de loin !
Nous avons salué des idoles à trompe ;
Des trônes
constellés de joyaux lumineux ;
Des palais ouvragés dont la féerique pompe
Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;
Des costumes qui sont
pour les yeux une ivresse ;
Des femmes dont les dents et les ongles sont
teints,
Et des jongleurs savants que le serpent caresse.
»
V
Et puis, et puis encore ?
VI
« Ô cerveaux
enfantins !
Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout,
et sans l'avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l'échelle fatale,
Le
spectacle ennuyeux de l'immortel péché :
La femme, esclave vile,
orgueilleuse et stupide,
Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût
;
L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l'esclave et
ruisseau dans l'égout ;
Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote
;
La fête qu'assaisonne et parfume le sang ;
Le poison du pouvoir énervant
le despote,
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;
Plusieurs
religions semblables à la nôtre,
Toutes escaladant le ciel ; la
Sainteté,
Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
Dans les clous et
le crin cherchant la volupté ;
L'Humanité bavarde, ivre de son
génie,
Et, folle maintenant comme elle était jadis,
Criant à Dieu, dans sa
furibonde agonie :
« Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis !
»
Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
Fuyant le grand
troupeau parqué par le Destin,
Et se réfugiant dans l'opium immense !
-
Tel est du globe entier l'éternel bulletin. »
VII
Amer savoir,
celui qu'on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit,
aujourd'hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis
d'horreur dans un désert d'ennui !
Faut-il partir ? rester ? Si tu peux
rester, reste ;
Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit
Pour
tromper l'ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs
sans répit,
Comme le Juif errant et comme les apôtres,
À qui rien ne
suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est
d'autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.
Lorsque enfin
il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier : En avant
!
De même qu'autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au
large et les cheveux au vent,
Nous nous embarquerons sur la mer des
Ténèbres
Avec le coeur joyeux d'un jeune passager.
Entendez-vous ces voix,
charmantes et funèbres,
Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez
manger
Le Lotus parfumé ! c'est ici qu'on vendange
Les fruits
miraculeux dont votre coeur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur
étrange
De cette après-midi qui n'a jamais de fin ! »
À l'accent
familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras
vers nous.
« Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Électre ! »
Dit celle
dont jadis nous baisions les genoux.
VIII
Ô Mort, vieux capitaine,
il est temps ! levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons
!
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos coeurs que tu
connais sont remplis de rayons !
Verse-nous ton poison pour qu'il nous
réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au
fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour
trouver du nouveau !