Le mot
Victor Hugo (1802-1885)
Braves gens, prenez garde aux choses que vous dites.
Tout peut
sortir d'un mot qu'en passant vous perdîtes.
Tout, la haine et le deuil ! -
Et ne m'objectez pas
Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas...
-
Écoutez bien ceci :
Tête-à-tête, en pantoufle,
Portes closes,
chez vous, sans un témoin qui souffle,
Vous dites à l'oreille au plus
mystérieux
De vos amis de coeur, ou, si vous l'aimez mieux,
Vous murmurez
tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d'une cave à trente
pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu ;
Ce mot que vous
croyez qu'on n'a pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et
sombre,
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l'ombre !
Tenez, il est
dehors ! Il connaît son chemin.
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la
main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;
- Au besoin, il
prendrait des ailes, comme l'aigle ! -
Il vous échappe, il fuit, rien ne
l'arrêtera.
Il suit le quai, franchit la place, et caetera,
Passe l'eau
sans bateau dans la saison des crues,
Et va, tout à travers un dédale de
rues,
Droit chez le citoyen dont vous avez parlé.
Il sait le numéro,
l'étage ; il a la clé,
Il monte l'escalier, ouvre la porte, passe,
Entre,
arrive, et, railleur, regardant l'homme en face,
Dit : - Me voilà ! je sors
de la bouche d'un tel. -
Et c'est fait. Vous avez un ennemi mortel.