Le chêne et le roseau
Jean Anouilh (1910-1987)
Le chêne un jour dit au roseau :
« N'êtes-vous pas lassé d'écouter cette
fable ?
La morale en est détestable ;
Les hommes bien légers de
l'apprendre aux marmots.
Plier, plier toujours, n'est-ce pas déjà trop,
Le
pli de l'humaine nature ? »
« Voire, dit le roseau, il ne fait pas trop beau
;
Le vent qui secoue vos ramures
(Si je puis en juger à niveau de
roseau)
Pourrait vous prouver, d'aventure,
Que nous autres, petites
gens,
Si faibles, si chétifs, si humbles, si prudents,
Dont la petite vie
est le souci constant,
Résistons pourtant mieux aux tempêtes du monde
Que
certains orgueilleux qui s'imaginent grands. »
Le vent se lève sur ses
mots, l'orage gronde.
Et le souffle profond qui dévaste les bois,
Tout
comme la première fois,
Jette le chêne fier qui le narguait par terre.
«
Hé bien, dit le roseau, le cyclone passé -
Il se tenait courbé par un reste
de vent -
Qu'en dites-vous donc mon compère ?
(Il ne se fût jamais permis
ce mot avant)
Ce que j'avais prédit n'est-il pas arrivé ? »
On sentait dans
sa voix sa haine
Satisfaite. Son morne regard allumé.
Le géant, qui
souffrait, blessé,
De mille morts, de mille peines,
Eut un sourire triste
et beau ;
Et, avant de mourir, regardant le roseau,
Lui dit : «
Je suis
encore un chêne. »