Éloge de la fatigue
Robert Lamoureux (1920-2011)
Vous me dites, Monsieur, que j'ai mauvaise mine,
Qu'avec cette vie que je mène, je me ruine,
Que l'on ne gagne rien à
trop se prodiguer,
Vous me dites enfin que je suis fatigué.
Oui je suis fatigué, Monsieur, mais je m'en flatte.
J'ai tout de fatigué, le coeur, la voix, la rate,
Je m'endors épuisé, je
me réveille las,
Mais grâce à Dieu, Monsieur, je ne m'en soucie pas.
Et
quand je m'en soucie, je me ridiculise.
La fatigue souvent n'est qu'une
vantardise.
On n'est jamais aussi fatigué qu'on le croit !
Et quand cela
serait, n'en a-t-on pas le droit ?
Je ne vous parle pas des tristes lassitudes
Qu'on a
lorsque le corps, harassé d'habitude,
N'a plus pour se mouvoir que de pâles
raisons...
Lorsqu'on a fait de soi son unique horizon...
Lorsqu'on n'a
rien à perdre, à vaincre, ou à défendre...
Cette fatigue-là est mauvaise à
entendre ;
Elle fait le front lourd, l'oeil morne, le dos rond.
Et vous
donne l'aspect d'un vivant moribond...
Mais se sentir plier sous le poids formidable
Des
vies dont un beau jour on s'est fait responsable,
Savoir qu'on a des joies
ou des pleurs dans ses mains,
Savoir qu'on est l'outil, qu'on est le
lendemain,
Savoir qu'on est le chef, savoir qu'on est la source,
Aider
une existence à continuer sa course,
Et pour cela se battre à s'en user le
coeur...
Cette fatigue-là, Monsieur, c'est du bonheur.
Et sûr qu'à chaque pas, à chaque assaut qu'on livre,
On va aider un être à vivre ou à survivre ;
Et sûr qu'on est le port et
la route et le gué,
Où prendrait-on le droit d'être trop fatigué ?
Ceux
qui font de leur vie une belle aventure
Marquent chaque victoire, en creux,
sur leur figure,
Et quand le malheur vient y mettre un creux de plus,
Parmi
tant d'autres creux il passe inaperçu.
La fatigue, Monsieur, c'est un prix toujours juste,
C'est le prix d'une journée d'efforts et de luttes.
C'est le prix d'un
labour, d'un mur ou d'un exploit,
Non pas le prix qu'on paie, mais celui
qu'on reçoit.
C'est le prix d'un travail, d'une journée remplie,
Et
c'est
la preuve aussi qu'on vit avec la vie.
Quand je rentre la nuit et que ma maison dort,
J'écoute mes sommeils, et là, je me sens fort ;
Je me sens tout gonflé
de mon humble souffrance,
Et ma fatigue alors, c'est une récompense.
Et vous me conseillez d'aller me reposer !
Mais si
j'acceptais là ce que vous proposez,
Si je m'abandonnais à votre douce
intrigue...
Mais je mourrais, Monsieur, tristement... de fatigue.