Ce siècle avait deux ans
Victor Hugo (1802-1885)
Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,
Déjà
Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du premier consul, déjà, par maint
endroit,
Le front de l'empereur brisait le masque étroit.
Alors dans
Besançon, vieille ville espagnole,
Jeté comme la graine au gré de l'air qui
vole,
Naquit d'un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans
couleur, sans regard et sans voix ;
Si débile qu'il fut, ainsi qu'une
chimère,
Abandonné de tous, excepté de sa mère,
Et que son cou ployé
comme un frêle roseau
Fit faire en même temps sa bière et son berceau.
Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
Et qui n'avait pas même un
lendemain à vivre,
C'est moi. -
Je vous dirai peut-être quelque jour
Quel lait pur, que de soins, que de voeux, que d'amour,
Prodigués pour
ma vie en naissant condamnée,
M'ont fait deux fois l'enfant de ma mère
obstinée,
Ange qui sur trois fils attachés à ses pas
Épandait son amour
et ne mesurait pas !
Ô l'amour d'une mère ! amour que nul n'oublie !
Pain merveilleux qu'un dieu partage et multiplie !
Table toujours servie
au paternel foyer !
Chacun en a sa part et tous l'ont tout entier
!
Je pourrai dire un jour, lorsque la nuit douteuse
Fera parler les
soirs ma vieillesse conteuse,
Comment ce haut destin de gloire et de terreur
Qui remuait le monde aux pas de l'empereur,
Dans son souffle orageux
m'emportant sans défense,
À tous les vents de l'air fit flotter mon enfance.
Car, lorsque l'aquilon bat ses flots palpitants,
L'océan convulsif
tourmente en même temps
Le navire à trois ponts qui tonne avec l'orage,
Et la feuille échappée aux arbres du rivage !
Maintenant, jeune
encore et souvent éprouvé,
J'ai plus d'un souvenir profondément gravé,
Et l'on peut distinguer bien des choses passées
Dans ces plis de mon
front que creusent mes pensées.
Certes, plus d'un vieillard sans flamme et
sans cheveux,
Tombé de lassitude au bout de tous ses voeux,
Pâlirait
s'il voyait, comme un gouffre dans l'onde,
Mon âme où ma pensée habite,
comme un monde,
Tout ce que j'ai souffert, tout ce que j'ai tenté,
Tout
ce qui m'a menti comme un fruit avorté,
Mon plus beau temps passé sans
espoir qu'il renaisse,
Les amours, les travaux, les deuils de ma jeunesse,
Et quoiqu'encore à l'âge où l'avenir sourit,
Le livre de mon coeur à
toute page écrit !
Si parfois de mon sein s'envolent mes pensées,
Mes
chansons par le monde en lambeaux dispersées ;
S'il me plaît de cacher
l'amour et la douleur
Dans le coin d'un roman ironique et railleur ;
Si
j'ébranle la scène avec ma fantaisie,
Si j'entrechoque aux yeux d'une foule
choisie
D'autres hommes comme eux, vivant tous à la fois
De mon souffle
et parlant au peuple avec ma voix ;
Si ma tête, fournaise où mon esprit
s'allume,
Jette le vers d'airain qui bouillonne et qui fume
Dans le
rythme profond, moule mystérieux
D'où sort la strophe ouvrant ses ailes dans
les cieux ;
C'est que l'amour, la tombe, et la gloire, et la vie,
L'onde
qui fuit, par l'onde incessamment suivie,
Tout souffle, tout rayon, ou
propice ou fatal,
Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,
Mon âme aux
mille voix, que le Dieu que j'adore
Mit au centre de tout comme un écho
sonore !
D'ailleurs j'ai purement passé les jours mauvais,
Et je sais
d'où je viens, si j'ignore où je vais.
L'orage des partis avec son vent de
flamme
Sans en altérer l'onde a remué mon âme.
Rien d'immonde en mon
coeur, pas de limon impur
Qui n'attendît qu'un vent pour en troubler l'azur
!
Après avoir chanté, j'écoute et je contemple,
À l'empereur tombé
dressant dans l'ombre un temple,
Aimant la liberté pour ses fruits, pour ses
fleurs,
Le trône pour son droit, le roi pour ses malheurs ;
Fidèle enfin
au sang qu'ont versé dans ma veine
Mon père vieux soldat, ma mère vendéenne
!